Internat - chambre de Yachiru

Je n’en revenais pas. Dans l’ensemble de ma courte vie d’explorateur d’Onogoro, je n’avais jamais vu une humaine avec un sens de l’organisation aussi peu développé. Il était même quasiment inexistant. Je vaquais tranquillement à mes occupations, c’est-à-dire que je me baladais discrètement dans ce monde pour y observer les humains dans l’espoir de trouver l’élu, ou tout simplement d’en apprendre un maximum sur eux, mais aussi sur les différentes espèces animales, végétales et insectoïdes qui peuple ce monde. L’observation était essentielle pour la recherche de caractéristiques intéressantes chez telle ou telle espèce. Et la Seikamibojin, mère de l’évolution et des Mibojins, ma famille en somme, avait sans cesse besoin de nouveau gênes à exploiter pour renforcer notre famille. Elle comptait beaucoup sur moi. Et ce rôle me remplissait de fierté et je l’accomplissais avec dévotion et motivation.
Mais cette humaine que j’avais suivi après avoir observé un de ses entrainements et constaté sa force, ne nous aiderait finalement que très peu. La force physique n’était rien sans l’intellect et la stratégie. Ce n’était pas avec ses gênes à elle qu’on avancerait sur le chemin de l’évolution. Elle était bien trop conne et désordonnée. Je partirais dès que possible, en quête d’un spécimen plus intéressant. Dès que possible, oui. Pour le moment j’étais pris au piège, enfoui sous une pile de vêtements sales. Je ne prenais pas garde, et ils m’étaient tombés dessus alors que je me dirigeais vers la fenêtre, en catimini. J’entendais l’humaine remuer dans tous les sens en vociférant qu’elle avait perdu son tee-shirt préféré, ou quelque chose comme ça. Un vêtement sans doute. D’où le fait que cette pile sale s’était retrouvée sur moi plutôt qu’à l’endroit où elle trônait un peu plus tôt. Elle avait tout balancé ailleurs. Et cet ailleurs était pile poil à l’endroit où je me trouvais.
Quelle plaie. Mais je ne pouvais pas me dégager avant qu’elle parte sans trahir ma présence, alors j’allais devoir prendre mon mal en patience.
Heureusement, la mère de l’évolution ne m’a pas doté de l’odorat. Simplement d’une perception des vibrations, et des images en noir et blanc. Elle a mené de nombreuses fois l’expérience, et les spécimens les plus récents de notre famille (dont moi) qu’elle a conservés, ne sont pas dotés de l’odorat. Il a été jugé comme une faiblesse plutôt que comme une force, et elle lui a préféré des moyens perceptifs plus adaptés et qui donnent des chances de survie augmentés. Surtout qu’elle ne peut pas dotées ses progénitures de tous, certains ne pouvant pas cohabiter.

Alors que je divaguais tranquillement, pensant à tout et à rien en attendant que le spécimen inintéressant cesse de retourner sa chambre et ne parte à l’extérieur, les vêtements sous lesquels je suis caché s’en vont soudainement. Elle vient de les soulever afin de chercher celui qui lui manque, sans doute. Nous voilà nez à nez. C’est inattendu. Mais elle est encore plus surprise que moi, je dois avoir le temps de fuir. Enfin, c’était ce que je pensais sur l’instant. Mais malheureusement, elle ne fait pas le moindre mouvement de recul pour me donner une échappatoire. Etrange, j’avais pourtant cru comprendre que nos cousines de ce monde étaient effrayantes aux yeux des humains. Je pensais donc que mon apparence gigantesque par rapport à elles me permettrait de faire peur à tous les humains que je pourrais croiser.

« Mais … Y’a une araignée avec une de mes culottes sales sur la tête ! T’es quoi, toi, une sorte d’insecte géant pervers ? J’te préviens, si tu me touches j’t’éclate la carapace ! »

Je suis sidéré. Et consterné. Elle est vraiment stupide. D’une, elle ne s’est pas rendue compte que c’est elle qui m’a emprisonné ici. Ou alors elle a oublié ses propres mouvements et déplacements d’objets dans l’espace, ce qui témoigne d’un grande désordre mental (encore que sur ce point, nombreux étaient les humains à avoir cette tare, ce qui était donc pardonnable, à la limite). Mais en plus elle n’est pas capable de différencier une banale araignée, espèce sous évoluée et primitive, d’une Mibojin. Kyuchiose, et surtout une des espèces ayant l’avancée génétique la plus incroyable au monde. Cette humaine était décidément une malencontreuse erreur de la nature. Je n’avais vraiment aucun envie de discuter avec elle … Ni une, ni deux, sans lui répondre, je fonce vers la fenêtre. Je suis véloce, je dois pouvoir l’atteindre avant qu’elle ne réagisse, grâce à l’effet de surprise causé par mon apparition !
Alors que je tends les pattes vers la fenêtre pour l’ouvrir, je me retrouve soudainement soulevée de terre, les huit fers en l’air. Impuissante, car la main petite mais robuste qui vient de m’attraper l’a fait en saisissant mon dos, et donc mes mandibules et mes pattes claquent dans le vide. Je suis totalement à la merci de cette espèce de primate décérébré … Bon sang. Je savais que ma mission sur Onogoro comportait des risques, j’avais été prévenu et témoin de ce que pouvaient engendrer l’imprévu, et de la férocité de cette dimension par rapport à la mienne. Mais mourir après avoir attendu vingt minutes sous du tissu sale, tout en ayant perdu une heure de mon temps à observer une représentante inutile de l’espèce humaine … C’était la pire des fins.

« Bon sang ! T’es énorme comme araignée ! Tu t’es échappée d’un laboratoire, ou quoi ? J’en ai jamais vu des comme toi … »

« Pose-moi par terre ou tu le regretteras, stupide humaine. »

Je suis surpris, mais elle obtempère. Je me retrouve à nouveau solidement campé sur mes huit pattes. Au moins, elle a compris que je n’étais pas une araignée ordinaire. Elle est une cause perdue, mais peut-être pas tant que je le pensais.
Par contre, ce laideron (comme toutes les humaines, ceci dit), est maintenant accroupi devant moi, avec comme des étoiles plein les yeux.

« Un Kyuchiose ! Trop bien ! T’es trop mignonne en plus ! Comment tu t’appelles ? Moi c’est Yachiru ! »

Idiote, pas canon du tout, mais causante. En plus, les femelles de l’espèce humaine ont un timbre de voix plutôt aigu. Qui me casse les oreilles. Elle n’a rien pour me plaire, décidément. La Seikamibojin ne lui trouvera aucun intérêt : je perds mon temps à discuter avec elle. Mais elle n’a pas voulu me laisser sortir. Je suis donc suspendu à son bon vouloir pour l’heure.

« Chiizu. Et je suis un mâle, pour ta gouverne. »

« Oh, désolée ! Mais c’est trop bien ! Comment on signe le pacte ? »

« Pardon ? »

« Ben … Tu es un Kyuchiose et tu es chez moi. Je suppose que tu es venu signer un pacte avec moi pour qu’on devienne partenaires au combat, et tout ça ! »

« Mais pas du t… »

Je m’interromps. Je sens la connexion avec la Mère de l’évolution. Elle veut accéder à mes sens. Je me laisse faire, bien évidemment. Son esprit infiltre le mien, prend sa place. Il prend le contrôle de mon corps. Mes yeux deviennent d’un bleu éclatant. Et ma voix mue, devenant celle d’une femme au timbre incroyablement grave et profond. Presque envoûtant, s’il ne sonnait aussi … dangereux. Elle tourne mes yeux vers Yachiru.

« Humaine. Je suis la Seikamibojin, mère de toutes les araignées. Je te parle au-travers du corps de mon fils, présentement. Tu as manifesté le souhait de te lier aux araignées. Et Chiizu n’a pas de pouvoir décisionnel sur cela. Je souhaite donc te parler. Te comprendre. Je dois évaluer ton sens de la famille, si tu dois faire partie de la mienne. Mais aussi, tes capacités, tes gênes, ta force. Je dois tout savoir de toi. »

« Euh … Super ! Moi je suis d’accord ! Je dois faire quoi ? »

Un sourire qui ne vient pas de moi agite mes mandibules. Il est sinistre et sceptique, je sens que la Mère non plus ne croit pas beaucoup dans le potentiel de cette humaine.

« Tends ton bras. »

Elle s’exécute. Et en un instant, mes crochets sont dans sa chair. Elle sursaute, mais le pouvoir de la Seikamibojin s’infiltre dans son corps, il est déjà trop tard. La Mère l’empoisonne, et prend possession de son esprit à-travers mes mandibules. Elle est en train de la jauger. Elle parcoure tout son ADN, mais aussi son esprit. Tel est le pouvoir de la Mère de l’Evolution. La créature la plus évoluée au monde, et qui, sans cesse, guide et modifie le génome des Mibojin dans le but de rendre notre famille invincible.
Cette petite humaine stupide va être sondée, et on la laissera pour morte, je pense. Elle n’a rien qui intéressera la Mère. Et elle possède déjà trop d’informations pour être laissée ici. Et puis, signe un pacte, et puis quoi encore ? Cela fait des années que … Attendez. Elle est toujours en vie ? Mère, que fais-tu ?
Les crochets se retirent, en même temps que le poison et la Seikamibojin de l’esprit de la fille. Elle l’a épargnée ? Elle a quand même l’air secouée. Mais ça, c’est normal, l’expérience a dû être très spéciale.

« Ton sens de la famille est aussi grand que le mien. Moi je cherche à améliorer la mienne par tous les moyens, et toi à la protéger telle qu’elle est. Et tu es forte. Très forte. Tu n’es pas encore à maturation, mais quand ce sera le cas, tu deviendras une acolyte de choix. Tu seras le poing, et moi la science. Si tu souhaites toujours signer ce pacte, jeune humaine, je l’accepte volontiers. »

« Carrément ! Les araignées c’est trop cool ! »

« Notre nom est différent de celui de l’espèce de votre monde. Nous nous nommons les Mibojins. Gardiennes du labyrinthe de pierre. Qu’attends-tu de nous, au juste, en tant qu’invocations ? »

« Hein ? Euh … Qu’on se batte côte à côte si l’un de nous en a besoin, je suppose ! Et comme nous sommes une famille, que nous nous protégions mutuellement, et que nous devenions amis ! »

« Je peux accepter ces conditions, Yachiru. Chiizu va rester avec toi dans ce monde. Il t’aidera à faire connaissance avec nous. Et toi tu le protègeras pendant qu’il effectue sa mission de reconnaissance d’Onogoro. Il te parle également de nous, de la prison de pierre, mais aussi de la Grande Archive et de nos alliés, ou encore de notre histoire, funeste, ou de l’ancienne civilisation. Tu apprendras beaucoup sur nous en le côtoyant, et lui en apprendra beaucoup sur votre monde. Mon pouvoir faibli, je ne peux rester longtemps sous cette forme à Onogoro, c’est bien trop loin. Je suis ravie de te compter parmi nous, jeune Yachiru. Je suis certaine que nous ferons de grandes choses … »

L’esprit de la Mère s’évada, me laissant seul avec l’humaine, désemparé et désappointé. Je n’en revenais pas de ce qui venait de se passer, ni des modifications dans mon ordre de mission. C’était la pire journée de ma vie.

« Bon. Passons aux choses sérieuses ! Tu manges quoi, Chiizu ? J’ai une faim de loup ! »

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