Musique
Koyuki était devant la tombe de Kami. Récemment, elle s’était rapprochée d’Eizaburo et ils avaient appris à avoir confiance l’un en l’autre. Ils étaient des compagnons d’armes, peut-être des amis. Mais Kami était la première personne à être entrée dans son monde, avec laquelle elle avait eu l’impression d’être comprise. Mieux, il lui avait permis d’entrer dans son monde à lui. Avait semblé comprendre sa vision de l’art, et même de colorer le ciel de son monde avec les couleurs ternes de celui de l’hirondelle.
Koyuki avait toujours vu Kami comme un perroquet. Un oiseau très coloré. Et elle était persuadée qu’il avait un pouvoir spécial. Celui de colorer, avec ses pinceaux, les mondes des autres. Même les plus ternes, comme e sien, pourtant fait de nuances de gris.
Si quelqu’un, dans l’Empire, avait permis à la jeune femme de dépasser sa condition, sa maladie, et d’éprouver quelque chose, c’était bien lui.
Et elle était devant sa tombe. Elle aurait dû être anéantie. Ou alors en colère. Prise d’une envie de pleurer, ou de vengeance. Un sentiment incontrôlable, venant du fond de son être, le faisant vibrer à menacer de le briser en mille morceaux. La seule idée d’honorer sa mémoire comme ciment pour le faire tenir debout.
Pourtant, elle ne ressentait qu’un vague picotement.
Que devait-elle faire ? La mort de son ami ne défiait aucune logique. Elle s’inscrivait dans les lois du shinobi. Il est une arme. La mort, il la distribue, aussi bien qu’elle l’accompagne tout au long de sa vie. Les ennemis passent de vie à trépas. Et parfois, aussi, ce sont les compagnons qui meurt. C’est une vie enviée, et pourtant elle est sanglante. Il n’y a qu’un idéaliste pour croire qu’il peut vivre ninja sans voir le sang couler. Ou un enfant. Et Koyuki n’était ni l’un ni l’autre. Non, elle comprenait totalement ce qu’elle faisait ici. Elle l’acceptait, parce que ce n’était pas quelque chose qui allait contre les lois du monde.
Oui, elle aurait préféré que ce ne soit pas Kami. Mais pourtant, rien n’était injuste dans ce qui lui était arrivé. C’était ainsi que la vie d’un ninja était faite. Simplement.
Elle baissa les yeux sur la pierre tombale. Il y avait des fleurs posées dessus. Combien d’entre elles avaient été déposées par ceux qui admiraient le ninja ? Et combien par ceux qui admiraient l’artiste ? Peut-être quelques-unes étaient celles d’amis ou de famille. Mais c’était peu probable. Les ninjas ont très peu d’amis, aussi. Moins on a d’attaches, plus on peut accepter les missions difficiles qui nous sont confiées. Chaque ninja porte en lui une blessure qui lui sera fatale. Qui ne peut pas guérir. Sinon, pourquoi s’engager sur une voie aussi dure ? Pourquoi avoir soif de sang ? Il y a toujours une raison. Et beaucoup de solitude.
Koyuki se demanda si elle aurait dû ramener des fleurs. Non, ça aurait été bien trop impersonnel. Même si elle ne ressentait que ce léger picotement … elle avait beaucoup apprécié de partir en mission avec Kami. Leurs discussions. Ses disputes avec Eizaburo, qui animaient leurs trajets et renforçaient curieusement leur cohésion d’équipe.
Elle réalisa qu’il allait lui manquer. Mais elle ne pouvait même pas l’exprimer. Soudain, une idée lui vint en tête. Koyuki s’accroupit devant la tombe, sortant de son sac un feutre noir. Elle n’avait pas pensé aux fleurs. Mais elle avait mieux que ça. Un souvenir. De quelques tracés maladroits, elle fit ce que d’autres prendraient sans doute pour un graffiti sur sa tombe. Puis se releva pour observer sa réalisation.
On voyait que c’était un oiseau, et même deux. Mais le noir et le dessin absolument laid rendaient leur identification totalement impossible. Koyuki pencha la tête sur le côté. Elle avait voulu dessiner une hirondelle et un perroquet, tout simplement. Qui se tenait la main en symbole d’amitié. Mais elle n’avait pas le coup de crayon de son défunt ami. C’était très moche.
« Je suis désolée. Il n’y avait que toi pour penser que j’avais un quelconque talent artistique … »Koyuki hoqueta, surprise. Elle venait de faire quelque chose de profondément illogique : s’adresser à quelqu’un qui était mort. Et donc, ne pouvait pas l’entendre. De la superstition. Ou alors, des mots qui n’étaient destinés qu’à la rassurer elle-même. Pourtant, ce n’était qu’un picotement.
Bon, elle en avait fait bien assez. Elle n’avait rien à dire à quelqu’un qui ne pouvait pas l’entendre. Ni rien à faire qui puisse le ramener. Alors sa présence ici était inutile. Elle s’en alla, tout simplement.
Le picotement s’accentuait alors qu’elle s’éloignait. Ainsi qu’une sensation d’humidité sur ses joues. Koyuki passa ses doigts sous ses yeux, pour effacer cette sensation. Du liquide. Elle porta, dans un réflexe instinctif, le bout de ses doigts à ses lèvres. Le liquide était salé. Etait-elle en train de pleurer ? Ce n’était pas comme elle imaginait. Elle s’était attendue à perdre partiellement le contrôle.
Elle se retourna un bref instant. Une perte de contrôle. Quelque chose d’illogique. Finalement rien que de venir ici, c’en était une pour elle. Peut-être qu’elle avait simplement donner son maximum pour exprimer un sentiment.
Ce n’était pas qu’elle n’éprouvait rien. Le fond était différent ; alors la forme aussi. Sa main se serra sur le pommeau de son katana. Oui, elle la sentait. C’était sourd, enfoui. Mais elle sentait un peu de rage. Tout ce qu’elle pouvait avoir. Rien qui ne fasse trembler ses mains. Rien qui ne secoue son être. Mais elle la sentait quand même. Un ami était mort sans qu’elle puisse l’empêcher. Même elle, ne pouvait rester de marbre.