Marché

Des deux cent âmes qui cohabitaient dans le camp, ces quatre-là étaient les plus proches.  Installés comme à leur habitude derrière les différentes étales du marché, ils n’avaient besoin qu’un jeu de dés pour passer leur après-midi.  Trois des quatre larrons se passaient les dés à tour de rôle, tandis qu’Yûdai somnolait derrière, cogné par ses bières du matin.

« Ah merde !  Je devais rapporter des patates pour le souper moi ! »

Yamanaka Zenpachi, ou Zenp’ pour les intimes, fronçaient ses sourcils blonds cendrés.  Tête rasée, barbe des trois jours, il était après Yûdai le plus âgé.  Ses yeux bleus azur dévisageaient le gros garçon installé en tailleur devant lui, qui jubilait à en faire frémir son gras menton.

« Guhuhuhu.  ‘peut toujours faire quitte-ou-double Zenp’, histoire que t’aie d’quoi à chier demain, guhuhuhuhu. »
« Ta gueule Bun’, t’es même pas foutu d’enchaîner deux manches sans tricher… »

La petite bande surnommait le plus gros des quatre Bunta, en référence au porc.  Étrangement, sa vie au camp ne semblait pas avoir changé son régime hypercalorique et Bunta doublait de poids chaque jour.  Bien des commerçants l’accusaient d’ailleurs de voler les provisions, car malgré ses doigts boudinés, Bun’ était particulièrement habile de ceux-ci.  Bunta ne parlait jamais de son passé, mais il semblait venir des îles lointaines, son teint basané trahissant ses origines.

« Du calme les filles, je n’ai pas encore joué. »

La troisième voix, plus discrète que celle de ses partenaires de jeu, appartenait à une silhouette adolescente.  D’environ une quinzaine d’années, Yoshitsune traînait avec la bande par pur ennui.  Son rêve était d’un jour publier ses recueils pour lectorat mature…  Pour l’instant, ses seuls critiques venaient de ses trois amis, bien que Zenpachi ne savait pas lire, Bunta ne pouvait qu’émettre des glapis grossiers et que Yûdai s’endormait trois lignes commencées.
Heureusement pour Yoshi, il possédait d’autres qualités.  La chance était particulièrement bonne pour lui.

« Banzai !  Carré d’as !  Allez, filez les tunes mesdames ! »
« Meeeerdeee !  Fais chier !!! »
« Guhuhuhu, allez Zenp’, quitte-ou-double, guhuhu. »

Zenpachi regardait ses maigres économies.  S’il jouait tous les jours, c’était surtout pour avoir assez de monnaie pour préparer de bons soupers pour sa jeune sœur, qui souffrait depuis quelques jours de nausées.  Des quatre, Zenpachi devait être le seul avec de réelles préoccupations, bien que foncièrement, la bande ne parlait jamais de ces choses là.

« Ah puis merde, pourquoi pas.  Yo’, à toi la main !  Yûdai, tu veux jouer ? »

L’Uchiwa était vautré contre un baril, une bouteille à moitié vide dans la main.  Un long filet de bave s’étirait à la commissure de ses lèvres et pour répondre à l’invitation, un grommellement nauséeux fut tout ce qu’il parvint à pousser.  Zenpachi poussa un soupir déçu.  Yo frotta ses dés dans ses paumes, les tira et poussa un petit rire narquois à l’adresse de ses adversaires.  Puis, pendant que Zenp’ implorait les dieux de lui accorder cette main, l’adolescent se laissa tomber sur le dos, afin de fumer sa clope du vainqueur.

« Yuyu, t’es vraiment pas beau à voir.  Ça fait combien de jour que t’as pas joué aux dés avec nous ?  Tu bois comme un trou, tu pues la vieille pisse et à cause de toi je suis barré du lotus blanc.  Comment je vais faire pour épouser Manano, maintenant ? Aaaah, Mana, douce fleur dans cette bouse nauséabonde…  J’ai aucune chance de l’impressionner quand le seul héros de mes histoires ne fait que dormir et vider les réserves d’alcool du camp… »

L’Uchiwa frisonna.

« Hehehe…  Ne m’appelle pas Yuyu…  hehe…  Manano est trop jeune pour toi… Hentai no Yoshi…  Hehe…  Hehehehe… »
« YOOOOSH !!!  Brelan de six !!! » criait Zenpachi derrière.
« Mmmh, c’est toi qui voit.  Mais t’as pas l’air bien Yuyu. Tu nous fous la honte… »

Yûdai, avec peine, parvint à entrouvrir ses yeux.

« Guhuhuhu.  Full house.  Aboule le fric ma poule !! »
« Sale porc !  T’as encore triché le gros ! »
« Cheh.  C’est vraiment injuste Yuyu.  Notre vie est injuste.  Aaaaah, Manaaaah… »
« Ah ouais Zenp’ ?  T’as dit quoi connard ? »
« J’ai dit que t’étais trop gros pour tricher, connard. »
« Ah ouais ?  Ben c’est ta sœur qui me trouve gros, connard. »
« T’as dit quoi ?  Hey Yûdai, t’as entendu ?  J’vais t’défoncer ! »
« Guhuhuhu, moi c’est ta sœur que j’déf […] »

Le plateau de jeu vola.  Comme chaque fois qu’il perdait, Zenpachi montrait des dents.  Son poing serré s’écrasa dans la joue ballonnée du gros.

« REDIS POUR VOIR ?!! »
« Ah merde les gars, arrêtez.  On va encore se faire tomber dessus par les adultes.  Yûdai, bordel de merde, sépare-les ! »
« Hehe… hehehehe…  Hentai no Yoshitsune… »

Le tumulte se poursuivrait et la petite bande finirait par se faire engueuler par les commerçants autour.  C’était un miracle d’ailleurs qu’ils ne se soient pas fait expulser du camp.  Comme les deux cents bonne âmes qui survivaient, ces quatre-là partageaient aussi ce désir de vaincre la misère.  Peut-être manquaient-ils de style, peut-être manquaient-ils de classe, mais les quatre larrons formaient une famille.  Derrière les insultes, les grossièretés et l’alcool, ils n’avaient qu’eux pour se comprendre.
Ainsi, comme chaque fois qu’ils pariaient leurs économies durement prises aux mamies qui, au fond, avaient un peu pitié d’eux, la bagarre prenait et ils repartiraient avec ce qu’ils avaient joués.